19 MAI 1998
LECTURES


"Le Grand Ecart",


de Jacques Chaize : l'entreprise hypertexte

Dans un environnement mouvant, l'entreprise doit elle-même être en mouvement en permanence. Jacques Chaize, ex-président du CJD, s'explique.

PROPOS RECUEILLIS PAR ANNIE BATLLE


Patron de la société Socla, du groupe Danfoss, Jacques Chaize anime des recherches-actions sur le changement des entreprises, au sein de la commission progrès du CNPF. Il trouve le temps de rassembler ses réflexions et expériences dans des ouvrages incisifs, abondamment documentés : " La porte du changement s'ouvre de l'intérieur " (1992, Calmann-Lévy) et aujourd'hui " Le Grand Ecart " (Village Mondial).

" Le grand écart ", ce n'est pas une position confortable pour un chef d'entreprise...

C'est ce que j'ai voulu dire. C'est difficile pour les hommes et les entreprises de survivre dans un environnement qui se transforme en permanence et de plus en plus vite, qu'il s'agisse des métiers, des produits, des services, des marchés, des savoirs... Et le fossé qui se creuse entre les discours des dirigeants et leurs pratiques de management accentue cet inconfort. Mais j'ai surtout voulu montrer qu'il était possible d'entrer dans le mouvement du changement. Il suffit de s'entraîner.

Pour relever le défi, l'entreprise, dites-vous, doit être hypertexte. Qu'entendez-vous par là ?

Comme avec l'hypertexte, le client doit pouvoir " cliquer " sur l'entreprise et y trouver rapidement ce qu'il attend. Ce client est de plus en plus exigeant, versatile, et l'entreprise doit " coller " à ses demandes, mieux, les anticiper. C'est un effort de vigilance et un apprentissage continu qui développent le capital intellectuel de l'entreprise dont on reconnaît désormais qu'il constitue sa richesse essentielle. De plus en plus d'entreprises en sont conscientes. Je me suis rapproché de la SOL, Society for Organisational Learning, fondée aux Etats-Unis par plusieurs grandes entreprises (ATT, EDS, Federal Express...), des chercheurs, des consultants (Peter Senge et Ariel de Geus, fondateurs et promoteurs du concept d'entreprise apprenante). Cette société sans but lucratif organise entre ses membres des échanges sur leurs expériences, pour accélérer leurs propres capacités d'apprentissage. Nous lançons en France une initiative similaire avec le CNPF, le Cefri (Centre français de relations internationales) et l'Institut de l'entreprise (voir ci-dessous).

Comment construire une entreprise hypertexte ? Quels sont ses ressorts éventuels ?

L'entreprise doit développer une logique contractuelle. Puisqu'elle ne sait pas où le client va " cliquer ", elle a besoin de tout le monde, fournisseurs, personnel... Ne pouvant pas programmer les réponses, elle doit faire confiance, dans le cadre de contrats clairs, permettant à chaque collaborateur ou sous-traitant d'agir de son propre chef en disposant du maximum d'informations. Elle doit instaurer les conditions du dialogue qui mène à des solutions partagées et est moteur de la motivation.

Je prends résolument parti pour le dialogue et contre la discussion qui exige qu'il y ait quelqu'un qui l'emporte. Il faut aussi favoriser les conditions propices au développement et à l'échange des savoirs. C'est l'apprentissage que je viens d'évoquer, qui conditionne la qualité des compétences clefs de l'entreprise, lui permettant de se distinguer des autres.

Vous êtes un dirigeant d'entreprise et, en même temps, un expert en management. Mettez-vous vos théories en pratique dans votre entreprise ?

Je ne parlerai pas de théorie, mais d'expérimentation. Je crois beaucoup à la nécessité d'expérimenter. Ensuite, on poursuit, on abandonne, mais on avance toujours. Notre groupe de sociétés fonctionne en réseau. Nous communiquons en permanence par Internet, vidéoconférence, sans exclure, mais en les limitant, les rencontres physiques. Nous n'avons pas de siège social. Pour ne parler que de Socla que je préside, c'est une société pionnière dans de nombreux domaines socioéconomiques ­ pas d'heures supplémentaires, ni en production, ni dans les bureaux. Tout le monde pointe, moi aussi. Nous appliquons au plus près les principes évoqués dans le livre : accès direct à l'action, pas d'adjoint, pas de secrétaire, on travaille " avec " quelqu'un, jamais " pour " quelqu'un ­ accès direct à l'information, pas de mot de passe sur le réseau, sauf pour le fichier personnel.

Lorsque nous avons dû récemment prendre des décisions de rachat de sociétés, nous avons testé l'utilisation des critères que je développe dans mon livre pour évaluer l'intérêt de ces entreprises, c'est-à-dire leur capital d'intelligence : le capital humain (les talents), le capital structurel (organisation, système qualité, veille, équipes apprenantes...) et le capital-clients (solidité des liens qui unissent le client à l'entreprise). Tout le monde a été frappé par la pertinence de cette approche pour évaluer l'entreprise.

Comment concevez-vous la fonction de dirigeant ?

Les dirigeants doivent donner le mouvement, créer et maintenir des espaces de dialogue, veiller à la distribution des relations, plutôt que des pouvoirs hiérarchiques.

 

 


19 mai....suite

 

L'entreprise apprenante séduit les patrons

JEAN-CLAUDE LEWANDOSKI

Le concept " d'organisation apprenante " ­ faire en sorte que l'entreprise tout entière progresse en même temps que chacun de ses collaborateurs ­ va-t-il connaître de nouvelles avancées dans l'Hexagone ? Il suscite en tout cas un intérêt croissant du côté du CNPF, qui vient d'organiser, avec la participation de plusieurs dizaines de dirigeants, une réunion destinée à promouvoir la création en France d'une " antenne " de SoL (Society for Organizational Learning), une structure de réflexion et de recherche sur le modèle de ce qui existe aux Etats-Unis.

SoL trouve son origine au début des années 90, avec la fondation du MIT (1) Organizational Learning Center (OLC), à Boston, qui visait à stimuler les échanges d'expérience entre grandes firmes engagées dans des processus de changement et d'apprentissage. Par la suite, l'OLC est devenue une association à but non lucratif, sous le nom de SoL. Outre-Atlantique, elle compte une vingtaine d'entreprises, dont Federal Express, Ford, EDS, Hewlett-Packard et Intel. Des centres SoL ont aussi vu le jour en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas. " Les centres SoL ont pour vocation première la recherche, souligne Arie de Geus, ancien directeur général adjoint de Shell, qui vient de recevoir le McKinsey Award pour ses travaux. Il s'agit de faire collaborer au sein d'une communauté apprenante des praticiens de haut niveau dans les entreprises, des chercheurs et des consultants, en s'appuyant sur leur diversité culturelle. " Les membres planchent en outre sur des problématiques spécifiques aux entreprises ­ par exemple, la définition par Federal Express de nouveaux services, en partenariat avec ses grands clients mondiaux. Enfin, SoL offre à ses membres un accès direct aux travaux menés en son sein, avec l'ambition de leur fournir ainsi un avantage concurrentiel significatif.

" Cela fait plusieurs années que nous nous penchons sur ces questions ", rappelle Jacques Chaize, qui a animé un groupe de travail sur l'entreprise apprenante au sein de la commission progrès des entreprises du CNPF. Aujourd'hui, nous devons aller plus loin. Nous voulons organiser, fédérer, systématiser la démarche. SoL peut être le bon outil pour y parvenir. " Pour que la greffe SoL prenne en France, il faudrait qu'un petit nombre de grandes entreprises se mobilisent. Pour l'heure, quatre ou cinq firmes ont manifesté leur intention de s'engager. Reste à savoir quelle formule sera adoptée : simple cercle de réflexion informel, ou groupe intégré au réseau international SoL ? Réponse dans les prochaines semaines. (1) Massachusetts Institute of Technology.